21
T.E. Carlson ouvrit un œil. La pendulette du tableau de bord indiquait vingt et une heures quarante-sept. Il s’étira et se massa longuement l’épaule. Depuis qu’il était en attente, il n’avait pas voulu quitter son poste, et ses muscles commençaient à se fatiguer. Il était là depuis près de cinq heures. Il avait déplacé la voiture plusieurs fois le long de l’avenue sans jamais s’éloigner de plus d’une centaine de mètres. La résidence de William Ashby se trouvait au centre de ses déplacements.
Le récepteur était posé près de lui sur le siège passager. Avec ses deux voyants et le fil qui le reliait à l’antenne extérieure, la bretelle fonctionnait parfaitement, mais il n’avait jusque-là intercepté que des appels sans importance. Il redressa son dossier et replia ses jambes. Il sentit l’ankylose qui menaçait, et il se demanda s’il ne commençait pas à prendre un petit coup de vieux. Depuis trois nuits il travaillait en solitaire. Le van Mercedes de Josty lui était apparu un peu trop voyant pour stationner pendant des heures dans cette banlieue résidentielle, et Josty avait été ravi de prendre quelques jours de vacances. Avant de s’en aller, il avait fignolé le dispositif d’écoute. Ils étaient convenus de prendre contact chaque jour, à midi.
T.E. Carlson appréciait cette solitude, elle lui laissait le loisir de réfléchir, de rêver à sa guise tout en surveillant William Ashby au plus près. La filature prenait des allures de routine. Ashby était apparemment un homme très occupé, surtout la nuit. Depuis son retour de Tokyo, il quittait discrètement sa résidence tous les soirs. Il errait pendant des heures dans les rues de Soho en quête d’une rencontre. Dès le premier soir de cette chasse nocturne, T.E. Carlson s’était souvenu d’une autre filature à laquelle il s’était lui-même obligé et qui l’avait amené au bord du précipice. C’était à San Francisco, deux ans auparavant. Il avait décidé de retrouver sa fille ; mais avant de la rencontrer et de lui parler, il avait voulu savoir quel genre de vie elle menait depuis leur séparation. Il répugnait à confier l’enquête à un étranger. Il lui avait filé le train lui-même. Quarante-huit heures avaient suffi pour faire le bilan. Tragique ! Patricia travaillait dans un restaurant macrobiotique où elle servait des stuffed pumpkins et des apple crisps à une faune de barbus et de chevelus en guenilles, et passait le reste de son temps à se faire sauter par ses clients. Sa fille était une nymphomane, une défoncée et une gauchiste qui s’adonnait au culte de Marcuse et de Wilhelm Reich. Il avait renoncé à en savoir plus. Elle était perdue pour lui. A jamais.
La cavale de William Ashby l’intriguait plus encore. Il avait du mal à comprendre comment un homme aussi cultivé pouvait se compromettre dans des endroits aussi minables. Mais ce n’était pas son problème et, nuit après nuit, il s’était appliqué à le suivre avec méthode sans trop se poser de questions. Pourtant, cette filature ne pouvait durer éternellement. Il lui fallait conclure. Arnold Wellman lui avait demandé de protéger Ashby. Depuis presque dix jours, à aucun moment il n’avait senti ou perçu la moindre menace peser sur le généticien. Cette nuit il laisserait tomber Ashby. Il profiterait de son absence pour visiter son appartement dans l’espoir de mettre la main sur le petit cahier bleu.
Il était vingt-deux heures à la pendulette. T.E. Carlson s’étira. Il alluma la loupiote du tableau de bord et sortit un livre de sa poche. Il connaissait la couverture par cœur à force de l’avoir regardée. Vegetarian’s Paradise, de Carmela Carlson. Sa fille avait pondu un livre, ça c’était le bouquet ! Il n’aurait jamais imaginé qu’elle fût capable d’écrire plus de trois lignes à la suite. Elle avait changé de prénom : Carmela Carlson. Et, qui plus était, un bouquin de cuisine ! Deux cent et quelques recettes pour les branchés du vegetable, des corn and cheddar cheese chowders, des curried peaces in pineapple et autres salmigondis with artichoke purée sans un gramme de viande. Le plus intéressant se trouvait dans l’introduction. Il en avait retenu une phrase qui l’aurait bien fait rigoler s’il ne s’était agi de sa fille : « L’acte de manger est un hymne à la vie, et il est absurde et criminel de vouloir supprimer la vie pour la célébrer. C’est pourquoi je ne mange pas de viande animale, car je ne vois pas la nécessité de tuer pour me nourrir. » Il y avait une photo au dos. Elle avait changé. Il ne l’aurait certainement pas reconnue s’il l’avait croisée dans la rue.
Un fin grésillement l’avertit d’un nouvel appel sur la ligne de l’appartement d’Ashby. Il remit le bouquin dans sa poche, tendit le bras et poussa légèrement le volume. Il y eut un décrochement, et un lointain bruit de fond lui fit penser qu’il s’agissait d’un appel longue distance.
— Allô ! monsieur Ashby, lança une voix trop indistincte pour qu’il ait une chance de l’identifier. Elle lui paru jeune cependant et comme voilée d’un accent indéfinissable.
— Allô ! j’écoute, répondit la voix de William Ashby, très présente.
— William Ashby ?
— Oui, c’est moi.
Il n’y eut pas de réponse, mais une sorte de long sifflement retenti, s’amplifia désagréablement au point qu’il dut baisser le son. Cela dura quelques secondes, puis s’arrêta brusquement. Qu’est-ce que c’est que ce machin se demanda Carlson en attendant la suite. Mais rien ne se passa. Un déclic, puis le « bip-bip » d’une conversation interrompue.
William Ashby se tenait debout près de son bureau, une main encore posée sur le combiné. Il resta un moment immobile, à l’écoute d’un bruit. Le sifflement persistait dans son crâne, le transperçait comme une aiguille. Il secoua la tête plusieurs fois pour essayer de s’en débarrasser, ressentit une sorte de faiblesse qui l’enveloppait, semblait le paralyser. Il dut se laisser tomber dans le fauteuil le plus proche. Il regarda autour de lui, pensa : quelque chose d’inexplicable vient de m’arriver. Il s’obligea à réfléchir. Il était bien chez lui, dans son appartement de Potters Lane. Il était bien William Ashby, sujet de Sa Majesté britannique, généticien et Titulaire de la Fondation pour les sciences humaines. Il avait bien décidé quelques minutes auparavant de passer une nuit excitante dans une boîte de Soho. La tenue ad hoc était déjà prête, parfaitement en ordre sur le lit, il ne lui restait qu’à s’habiller et à se perdre dans la nuit. Mais quelque chose ne collait plus avec ce programme, quelque chose d’imprévisible, d’indéfinissable, qui avait brusquement transformé sa vision du monde.
Il écouta à nouveau. Le silence était total, le sifflement avait disparu. Il se redressa, fit quelques pas à travers la pièce, irrité par son incapacité à saisir la nature de la force qui l’animait soudain. Puis la crise s’estompa. Il se dirigea vers les placards et, ouvrant une porte, il se saisit d’une canne finement ouvragée. Il la fit tourner par petits coups devant ses yeux. C’était un vieil objet de famille qui venait de son arrière-grand-père. D’un coup de pouce, il appuya sous le pommeau et tira. Une lame jaillit, longue et fine comme une aiguille. Acier suédois, pensa-t-il, inflexible et implacable. Il jugea que c’était là un excellent point de départ pour composer sa tenue de nuit. Il rengaina la lame, choisit un complet en alpaga gris anthracite orné de revers en satin, une chemise blanche à jabot et des boots noires aux semelles de caoutchouc. Lorsqu’il fut prêt, il apprécia son image dans le miroir qui occupait l’un des murs de l’antichambre. Il trouva l’ensemble parfait, compromis entre l’allure d’un marcheur élégant et celle d’un dandy libéré des préjugés. Cela lui plus énormément.
Il quitta son appartement après onze heures et s’engagea d’un pas décidé dans Potters, en direction de Borehamwood. Il ne remarqua pas l’homme qui l’observait à l’intérieur de la Hillman qui stationnait en face de chez lui, il était trop excité, trop sûr de lui et bien trop loin du monde qui l’entourait pour se rendre compte de quoi que ce soit. La foule l’attirait. Il s’engouffra en sautillant dans l’escalier de la station du métro. Excellente initiative, mais l’ai-je vraiment décidé ? se demanda-t-il soudain. Évidemment ! personne ne pouvait forcer sa volonté, absolument personne. Il se sentit libéré par cette évidence. Son besoin de promiscuité le poussa dans la voiture la plus animée. Il fut agacé de se sentir si peu remarqué au milieu de cette foule noctambule, et puis il oublia, descendit à Hampstead, prit la correspondance en direction de Mayfair où il décida brusquement de quitter le métro et de continuer à pied par Picadilly et Buckingham. Quand donc avait-il préparé son itinéraire ? Il ne s’en souvenait pas, mais cela n’avait aucune importance. Marcher avec sa canne l’amusait. Seule l’indifférence des gens qu’il croisait teintait son plaisir d’une ombre de tristesse. A Victoria, il prit le premier train pour Warlingham.
Lorsqu’il descendit, il était tout juste minuit et demi. Il n’eut pas besoin de se renseigner, il savait. Cinq cents mètres le séparait du but, il les franchit du pas d’un promeneur paisible et solitaire. Arrivé devant la grille, il s’arrêta et contempla l’édifice. Seule une lumière restait allumée au deuxième étage, il la fixa un moment, lut sur la plaque de cuivre Royal Institute of Technology et, d’un geste nonchalant, il poussa le portail du bout de sa canne. Il ouvrit sans effort.
William Ashby traversa le parc du même pas pondéré, il s’arrêta à nouveau sur le perron, prenant le temps d’estimer la disposition des lieux. Il imagina l’escalier, le couloir, la porte, la poignée... Pourquoi ces choses-là sont-elles aussi simples ? songea-t-il. Il en était presque déçu. Il pénétra dans le hall, satisfait de la souplesse de ses boots, il gravit deux par deux les marches jusqu’au deuxième étage et s’engagea dans le couloir. Des veilleuses dispensaient une lueur bleutée. Il repéra le rai de lumière qui filtrait sous la porte. Il se sentait calme, déterminé et en possession de tous ses moyens. Il compta machinalement ses pas, et il s’arrêta devant la porte, la main posée sur la poignée. Jamais il n’avait été aussi maître de lui, aussi sûr de sa puissance. Je suis la justice suprême, pensa-t-il. Il ouvrit la porte.
L’homme lui tournait le dos. Il se tenait assis devant son bureau, absorbé par son travail.
— C’est vous, John ? dit-il sans se retourner.
William Ashby referma la porte derrière lui et s’avança.
L’homme pivota brusquement sur son siège et lui fit face.
— Mais, s’étonna-t-il, qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
— Professeur Goldwin ?
— Oui, que voulez-vous ?
William Ashby eut un sourire.
— Je suis votre ange libérateur, professeur Goldwin, je suis ici pour vous libérer de vos tourments.
— Que signifie... ?
Le professeur voulut se lever, mais William Ashby le retint par l’épaule, enfonçant son pouce sous l’os de la clavicule. L’homme se plia en avant en gémissant.
— Ne vous inquiétez pas, professeur, tout cela va être d’une simplicité absolument désarmante, tournez-vous, je vous en prie, et reprenez votre travail.
William Ashby accentua sa pression, obligeant l’homme à pivoter sur son fauteuil.
— Ne bougez surtout pas, lui souffla-t-il dans l’oreille, vous risqueriez de tout gâcher.
— Mais lâchez-moi, cria le professeur Goldwin, vous me faites mal.
D’un geste vif, William Ashby balança sa canne en avant. Le fourreau de bois se détacha de la poignée et s’en alla percuter le mur, libérant la lame.
— Mais lâchez-moi à la fin, que voulez-vous ? dit encore le professeur.
Ce furent ses dernières paroles. Un éclair métallique scintilla un instant au-dessus de lui et l’épée lui transperça le crâne d’une oreille à l’autre. L’homme s’écroula, la tête en avant, foudroyé.
William Ashby resta un long moment debout sans bouger. Ses mains ne tremblaient pas, il ressentait un étrange sentiment de dédoublement. Il remarqua à quel point le coup avait été parfait. Le coup du ninja. Pas une seule goutte de sang gaspillée.
Il pivota et se dirigea vers la porte. Il recompta ses pas jusqu’à l’escalier, descendit les marches, souple et silencieux. Dans le hall, il avisa la boîte d’alarme. Un instant à l’écoute, il resta le bras levé, prêt à frapper. Se ravisant, il prit son mouchoir et, s’enveloppant la main, il brisa la glace de protection d’un coup sec. Une sirène se mit à siffler.
William Ashby traversa alors le hall, poussa la porte, descendit les quelques marches et s’enfonça dans l’obscurité du parc sans se presser.
L’orage qui menaçait éclata soudain au moment où le taxi s’arrêtait face à sa demeure. Il fut surpris tout autant que le chauffeur. Les deux hommes restèrent bloqués dans la voiture, sous un déluge d’énormes grêlons qui semblaient vouloir tout anéantir. Incidemment, il regarda en direction de son appartement. A travers le mur de grêlons qui dévalaient du ciel, il aperçut une lueur qui se déplaçait derrière les rideaux. Quelqu’un était à l’intérieur.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il au chauffeur.
— Deux heures vingt-cinq, monsieur.
Un violent éclair suivi d’un coup de tonnerre ponctua la réponse. Il ressentait un déplacement inhabituel dans sa perception du monde extérieur. Comme s’il y avait eu deux William Ashby en un seul. L’un, sûr de lui, implacable et qui revendiquait la force démoniaque qui l’habitait ; l’autre, plus lointain, qui en déplorait vaguement le cours irrémédiable. Entre les deux, la lutte était inégale. Ce n’était d’ailleurs pas une lutte, mais plutôt un jeu excitant au terme duquel il se retrouverait plus grand encore, assuré d’une puissance sans limite. Les yeux mi-clos, il revit ce sublime instant où la lame s’était enfoncée dans l’oreille du professeur Goldwin. Il n’avait pas le souvenir d’avoir produit le moindre effort, la lame s’était naturellement frayée son chemin, perforant l’os du crâne, puis le cervelet, avant d’émerger de l’autre côté, à peine teintée d’une délicate couleur rosée.
Un délicieux frisson le parcourut de la tête aux pieds. Mais, songea-t-il encore, il y avait tout de même quelque chose d’étrange. Par quel obscur cheminement en était-il arrivé là ? Il ne connaissait pas le professeur Goldwin, il n’avait jamais entendu parler de ses travaux, il ignorait jusqu’à son nom, et il avait du mal à imaginer que cet homme soit tout à coup devenu l’une des pièces maîtresses de son accomplissement. Il négligea ce mystérieux trou noir et préféra se dire que c’était l’affirmation de son intuition, une intuition supérieure qui l’avait guidé jusque-là. Il ne pouvait pas s’être trompé à ce point. La mort du professeur était la première étape. La seconde allait venir d’ici quelques minutes. Cette petite lumière vacillante qui se déplaçait derrière les rideaux l’annonçait sans l’ombre d’un doute.
L’orage se calma enfin. Une pluie fine et serrée chassa la grêle. William Ashby se décida à sortir du taxi et à traverser la chaussée jusqu’au porche d’entrée. Il n’avait pas à réfléchir. Il était bien au-delà de toute réflexion. Il grimpa jusqu’à l’étage, fit jouer la serrure et pénétra dans le vestibule sans prendre la plus élémentaire précaution. Il s’abstint cependant d’allumer la lumière.
Dans le couloir, il repéra la petite lueur de la torche électrique dont les reflets s’échappaient par la porte entrouverte. Le visiteur s’activait en silence dans le bureau. William Ashby se déplaça dans la pénombre, silhouette à peine discernable qui semblait glisser sans effort. Dans sa chambre, il ouvrit le tiroir d’un secrétaire d’où il retira un revolver. Un Colt 38, un Détective spécial à canon court et à la crosse ornée de plaquettes en ivoire. Il en vérifia le chargement, l’arma et, revenant sur ses pas, il se dirigea sans hésiter vers la porte du bureau. Il se tint un instant sur le seuil, observant la silhouette de l’homme absorbé dans la fouille méthodique de la bibliothèque. Il se rendit compte du côté quelque peu théâtral de la situation et il fut ravi d’en être le personnage inattendu qui allait brusquement donner un intérêt nouveau à la scène. L’idée le fit sourire. Il se décida enfin, fit jouer l’interrupteur et s’avança dans la lumière, l’arme pointée en avant.
— Qui que vous soyez, croyez que je suis extrêmement sensible à l’attention que vous me portez, cher monsieur...
L’homme s’était retourné d’un bloc. Il était grand, massif, d’un certain âge déjà. Il était vêtu d’un long imperméable sombre et d’un chapeau mou qui le faisait ressembler à quelque détective de roman policier. Seule la canne apportait à l’ensemble une touche inattendue, et Ashby apprécia le raffinement du scénario qui voulait qu’une deuxième canne fasse son apparition au cours de cette nuit divine. Il estima qu’elle devait jouer un rôle essentiel dans les minutes qui allaient suivre. Le visage de l’homme restait hermétique, impénétrable. Son regard n’exprimait rien de plus qu’une implacable détermination. Un homme sûr de lui et qui n’avait plus grand-chose à perdre.
— Désolé, Ashby, dit enfin T.E. Carlson, je ne pensais pas que vous reviendriez si tôt.
William Ashby eut un petit geste désinvolte avec son revolver.
— Seriez-vous par hasard un de ces gentlemen cambrioleurs susceptibles de décliner son identité ? J’ai toujours eu envie d’en rencontrer un. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me ferait plaisir.
— Pas exactement, je suis du genre plutôt discret, répliqua T.E. Carlson sans quitter du regard l’arme pointée dans sa direction. Vous devriez laisser ce revolver de côté. Je n’ai pas l’intention de vous agresser.
William Ashby laissa échapper un rire léger. Il dit :
— Je suis sûr que vous n’avez encore rien trouvé, mais ça n’a aucune importance, plus rien n’a d’importance, n’est-ce pas ? Je me demande seulement pour qui vous prenez de tels risques, simple curiosité d’esthète, rien de plus.
Il rit à nouveau, sans se soucier de la réponse. T.E. Carlson cherchait à comprendre ce qui était bizarre dans le comportement de l’homme qui se tenait en face de lui. Il ne l’avait jamais rencontré, il n’avait jamais parlé avec lui, mais il avait le sentiment que William Ashby n’était pas dans son état normal.
— Goldwin s’est endormi cette nuit, lança Ashby tout à trac.
Il déraille complètement, pensa Carlson, mais il ne peut pas me descendre ici, il ne peut pas se payer le luxe d’un cadavre.
Carlson amorça très prudemment un mouvement tournant pour se dégager. La pièce avait une forme semi-sphérique, et les murs, à l’exception de celui où se trouvait la porte, étaient entièrement tapissés de livres. Seule une table les séparait.
William Ashby agita le Colt.
— Je n’ai pas envie que vous partiez dit-il, j’ai envie que vous restiez-là. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je me sens seul, nous pourrions passer à côté et bavarder. Vous êtes le genre d’homme qui ne résiste pas si on lui offre un verre d’excellent whisky.
T.E. Carlson ne voulut pas répondre, il ne pensait qu’à s’en aller, progressant lentement sans quitter le Colt du regard, la canne prête à frapper. C’était une arme redoutable dont il avait appris à se servir. Il chercha à faire diversion, dit :
— Désolé, Ashby, je vous laisse à votre solitude, ma journée n’est pas encore terminée.
L’œil d’Ashby se fit plus dur.
— Mais il n’en est pas question. Cette nuit m’appartient. C’est moi qui décide. Le professeur Goldwin était un homme remarquable, mais je peux vous assurer qu’il n’a pas souffert, merveilleux ce coup du ninja, il n’a pas eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait.
T.E. Carlson n’essayait plus de comprendre, Ashby délirait. Il ne lui restait que deux à trois mètres pour atteindre la porte. C’était le moment le plus dangereux. Il devait se décider à lui tourner le dos. Il chercha à se rassurer une fois encore, voulut se persuader que le Titulaire William Ashby, aussi délirant fût-il, ne pouvait pas s’abaisser à salir sa belle moquette avec une flaque de sang frais.
William Ashby continuait à parler et à le suivre.
— Je sais que vous êtes un professionnel. Américain, vous êtes américain et vous ne doutez de rien, mais je vais vous tuer, je suis un tueur, un vrai tueur, monsieur l’Américain.
Il se tut enfin. Machinalement T.E. Carlson compta les secondes. Maintenant il ne le voyait plus, mais il le sentait derrière lui, imaginait son doigt qui se crispait sur la gâchette du Colt. Il se força à ne pas accélérer son mouvement. Non, il ne voulait pas se faire descendre, pas là, pas comme ça, pas dans le dos.
La voix d’Ashby le glaça, impérative :
— Arrêtez, sinon je tire. Je vais tirer.
Carlson serra les dents. Il se souvint de cet instant où une rafale l’avait couché sur le trottoir en pleine course, il ressentit les morsures brûlantes qui lui avaient déchiré le corps, et il souhaita en finir tout de suite : « Qu’il tire, nom de Dieu, et qu’il ne me rate surtout pas ».
Le coup partit tout à coup. L’instinct le fit sauter de côté. Il heurta violemment le chambranle de la porte et perdit l’équilibre, réalisant en même temps qu’il n’était pas touché. Le second coup allait venir, il se retourna d’un mouvement de rein, la canne en avant. Mais c’était inutile : William Ashby gisait sur le tapis, foudroyé par la balle qu’il venait de se loger au milieu du front.
T.E. Carlson photographia la scène. Le corps projeté en arrière s’étalait sur le dos. Les yeux semblaient le fixer encore, et la main, bien qu’ouverte et comme abandonnée, restait accrochée au Colt 38. Il n’eut guère le temps d’en voir plus, il lui fallait filer en vitesse. Ce n’est que bien plus tard, sur la route de Londres qu’il comprit. Il venait d’assister en direct au suicide fou de la onzième victime de cette macabre série. L’hécatombe continuait, tout comme l’avait prévu Arnold Wellman. Du coup, il fit de nouveau confiance au vieux physicien et il se jura de faire tout son possible pour l’aider à mettre un terme à cette tuerie. Lorsque le contact fut établi, moins d’une heure plus tard, il ne fallut que peu de phrases pour que les deux hommes se comprennent. Arnold Wellman lui ordonna d’éliminer le Japonais Oda Sukumi, radicalement, définitivement. C’était lui le maître du jeu. Le démon.
T.E. Carlson accepta la sentence sans se poser de question, convaincu que Arnold Wellman ne pouvait pas se tromper.